Article de Enrique Pardo   extrait du site

                           www.roy-hart-theatre.com

 

"Une Chronique Panique"

 

Voici vingt ans que Pan a fait irruption à Malérargues : Panthéâtre aura vingt ans l'année prochaine. Vingt ans que Pan et moi voyageons ensemble de par le monde, de par les mythologies. Vingt ans que j'ai appris à le connaître, et que j'en apprends tous les jours : j'ai même appris à m'en méfier ! Connaître un dieu ou une déesse, c'est découvrir et assumer non seulement sa part d'ombre et ses obsessions (c'est le côté plutôt flatteur et pompeux des "théologies des profondeurs"), mais aussi ses lacunes, ses manques, ses imperfections : c'est entrer, et surtout rester dans la relativité de l'imagination mythologique, où personne n'est parfait. Sinon on en fait une idole, une idéologie, ou pire, une religion monothéiste (finie la mythologie dès le premier commandement!). Pan est un dieu mineur : il ne semble pas avoir les ambitions de son père, Hermès, qui, le lendemain même de sa naissance annonçait à sa nymphe de mère, la belle Maïa, qu'il n'avait pas l'intention de moisir dans cette caverne bucolique où elle l'avait mis au monde, (caverne dont les placards étaient remplis de sublimes habits et objets de luxe - après tout, elle y recevait Zeus les après-midi!) - mais que lui, Hermès, visait carrément l'Olympe : Hollywood ! Pan semble parfois bouder les ambitions de son père (devenu, entre temps, l'un des douze). L'année dernière j'ai dirigé un projet à Hollywood, justement, et un autre au CalArts (California Institute for the Arts - créé et subventionné par... Walt Disney !), et j'ai compris qu'il y avait un problème entre père et fils, et que le rejet de Hollywood, par exemple, peut aussi être une religion (surtout dans les Cévennes...?)
Techniquement parlant, j'ai choisi Pan comme patron, comme parrain (Godfather...) de mon travail, parce qu'il représentait le dieu chanteur-danseur par excellence. Il y a vingt ans (à la fin des années 70) nous étions un petit groupe dans le Roy Hart Theatre d'alors à faire une recherche que nous décrivions comme "voix et mouvement". Certains d'entre nous sommes allés faire du mime corporel, de la danse, de l'entraînement physique avec les comédiens d'Eugenio Barba, etc. Aujourd'hui, après un long cheminement, j'appelle mon travail "Théâtre Chorégraphique", et l'année prochaine (en mai 2001) aura lieu un premier Symposium de Théâtre Chorégraphique, pour faire le point avec le réseau d'artistes, d'intellectuels, de pédagogues, de psychothérapeutes qui ont contribué à ce travail, pour réunir aussi ceux qui l'utilisent et qui l'enseignent, et organiser avec eux sa transmission.
Mais revenons à Pan. Il y a, au Musée National d'Athènes, un très joli ensemble statuaire qui attire beaucoup les touristes, aguichés surtout, il faut l'avouer, par les ragots coquins qui l'entourent. On y voit une scène entre Aphrodite et Pan. Un petit Eros ailé survole la rencontre, signifiant clairement le lien - le lien érotique, justement - qui se noue entre nos deux divinités. L'angelot (daimon en grec) tire Pan par une corne, et pose l'autre main sur l'épaule de la déesse. Aphrodite, nue, et chaussée d'une seule sandale, tient l'autre sandale dans sa main droite. D'un geste enjoué, elle détourne légèrement le corps de l'approche plutôt pressante de Pan : elle lui fait gentiment barrage car il est visiblement très très intéressé par la sandale qu'elle soulève et met hors de sa portée. Le geste de la déesse est une superbe combinaison d'autorité et de flirt ; elle arbore un joli sourire enjoué, amusé, mais son regard est net et ferme. Clairement, elle frustre Pan, et va lui poser des conditions avant de lui céder la sandale. Ici j'extrapole le scénario, bien sûr : il me semble inconcevable qu'Aphrodite s'en tienne à un interdit, ou veuille donner une leçon de morale à Pan, ou à qui que ce soit d'ailleurs - elle, la déesse du plaisir sexuel, qui protège justement toutes le formes d'imaginaire sexuel, à l'abri de toute morale. Les ragots des touristes sont d'ailleurs presque tous des variantes fétichistes (il y en a même qui font la liaison avec Cendrillon : chaussure de cristal, sandale d'Aphrodite...) Alors pourquoi frustre-elle Pan? Elle le frustre justement parce qu'il est trop "frustre". L'imaginaire artistique panique naît de cette frustration. Sans le regard et la temporisation artistique d'Aphrodite, le dieu aux pattes de bouc risque de ne jamais se manifester en tant que "danseur-chanteur". Sans frustration, le dieu risque des passages à l'acte concrets, violents et violeurs. Ce fut le cas avec Syrinx, qu'il pourchassait de toute la violence de son désir animal. Frustré (un dieu fleuve la transforme en roseaux), il en fait la flûte de Pan. Pan est à la lisière entre l'animal et l'artistique, là où naît l'imagination. Ovide, dans ce conte tiré des Métamorphoses, donne à réfléchir avec un petit arrière-goût adulte et tragique, sous un semblant de belle fin pastorale. Mais ce n'est pas toujours le cas. Il y a, bien sûr, les viols. Mais il y a aussi l'échec. Une image alchimique terrible montre un Pan aigri, souffrant, ridé, frustré, et qui ne comprend pas: il est attiré par le feu et ne peut s'empêcher d'y plonger les mains pour attraper les flammes. Il se brûle, mais les flammes, elles, continuent leur danse provocatrice. Au bout d'un moment, il recommence. Se brûle encore. Et ainsi à l'infini. Et il ne comprend pas ; il ne réalise pas la différence entre son désir et l'objet de son désir. Il ne peut dissassocier. Il replonge les mains dans le feu, se brûle et, artistiquement parlant, brûle l'image. Dans l'héroïsme plutôt mégalomaniaque des années 60 et 70, il s'agissait pour chaque troupe de trouver "la voie" pour changer le monde (et/ou soi-même). Nous autres, au Roy Hart Theatre, nous avions trouvé "la voix"...
Pour ma part, un peu plus tard, je reniais les associations avec le "Théâtre Panique" (qui englobe grosso modo l'énergie existentielle et anarchique qui va de Beckett et Ionesco à Arrabal). Rien à voir, je disais. Aujourd'hui je trouve les comparaisons très intéressantes. (Comme dirait Bob Dylan : "j'étais trop vieux à l'époque, j'ai rajeuni depuis...") Nous étions tous imbus des mythes de l'époque, et peut-être d'autant plus que nous essayions de nous en démarquer ou, ce qui est plus discutable, de nous en préserver par un certain isolement.
A l'origine, le travail de Panthéâtre se voulait un réveil, une flambée panique : comment associer voix, mouvement, textes, chants. Comment invoquer l'unité que Pan représente. Ce n'est pas pour rien que mon premier spectacle (1980) s'appelait "Calling for Pan" (appel, invocation à Pan). Puis, au fil des années, le travail s'est tourné vers la dissociation. Et ceci à tous les niveaux. Quand il s'agit d'intégrer, par exemple, le travail vocal dans le concept de Théâtre Chorégraphique, nous le faisons par tout un travail de dissociation entre voix et texte. Il s'agit d'une approche à la fois sémantique et musicale, qui va à l'encontre de ce que l'on pourrait décrire comme "la boulimique panique", celle qui veut tout agglomérer et tout faire flamber dans un opéra sauvage, bourré de redondances, d'onomatopées, de pléonasmes, et autres monstres démonstratifs. Où le texte n'est que prétexte pour un feu d'artifice opératique où, trop souvent, voix et textes brûlent ensemble sans laisser la possibilité aux images de s'éclore, de rêver et de nous faire rêver.

L'été 2000 de Panthéâtre, plutôt intense, commence en Irlande avec le 8e Festival Mythe et Théâtre, dédié à "Gossip", que l'on traduit généralement par "commérage". Il y a cependant de la théologie (donc de la mythologie) dans "gossip" : le mot vient de "God Sybbes", qui implique une filiation divine. C'étaient les histoires mythologiques associées aux nouveaux-nés, et qui leur donnaient d'autres généalogies que celle psycho-biologique de papa et maman (d'où, par exemple, l'importance des parrains et des marraines...)
Puis nous irons en Italie sur les traces des sandales d'Aphrodite. Le thème du stage-symposium résidentiel qui aura lieu en Umbrie est "Scandale".
Scandale et sandale ont la même origine - l'une marche, l'autre fait trébucher. Au cur étymologique du scandale il y a un piège, un obstacle,
la pierre d'achoppement. Le travail théâtral et vocal ira à la recherche du scandale; une méthodologie qui part de la prémisse que "les règles artistiques sont faites pour confirmer les exceptions".
Dans cet esprit, nous organisons ensuite, à Pau, avec nos amis du Tam Tam Théâtre, un stage-cabaret sur la notion de "Contra-diction", notion qui s'attaque aux "dictions" conventionnelles. Il s'agit d'un travail de subversion : explorer des versions autres que celles données par les "autorités" littéraires (dont souvent l'auteur!). La dissociation remonte ici jusqu'à la source herméneutique pour faire sauter les préjugés d'interprétation, en se donnant la liberté irrévérencieuse d'un cabaret brechtien. Finalement au Centre de Trielle, dans le Cantal, un stage intitulé "Trahir". Dans le tandem Tradition/Trahison, c'est souvent par la trahison que se manifeste l'intelligence artistique. En principe, la trahison incorpore la tradition qu'elle trahit, dans une démarche qui à la fois la détruit et la renouvelle. La question est de savoir s'il n'y aura que destruction (la table rase, l'opposition anarchique est souvent nécessaire dans la gestation
et le geste artistique), ou s'il y aura renouveau de l'esprit de la tradition, même si celle-ci ne s'y reconnaît pas.

Enrique Pardo, Avril 2000

 

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